Brenda Milner lors d'un symposium spécial organisé en septembre 2018 par l’Institut neurologique de Montréal en l'honneur de ses realisations (Photo: Owen Egan)

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Cent ans d’avance sur son temps

Il y a plus de soixante ans, la « grande dame de la mémoire » révolutionnait la neuropsychologie. Aujourd’hui, à cent ans bien sonnés, Brenda Milner ne se sent pas prête à accrocher son sarrau.

Article de Julie Barlow, B.A. 1991

janvier 2019

C’est grâce à un simple exercice de dessin que Brenda Milner, professeure à l’Institut neurologique de Montréal (INM), a réalisé une découverte capitale qui allait non seulement révolutionner notre conception de la mémoire, mais également mener à la fondation d’une toute nouvelle discipline : la neuropsychologie.

Brenda Milner, qui a soufflé ses cent bougies le 15 juillet 2018 et qui poursuit activement des recherches à l’INM, ne se lasse pas de raconter comment tout a commencé. En 1957, un collègue chirurgien lui demande d’examiner le cas d’Henry Molaison (H.M.), un patient du Connecticut atteint d’épilepsie devenu gravement amnésique à la suite d’une intervention chirurgicale au cerveau. « Du jour au lendemain, H.M. ne se souvenait plus de rien », raconte la titulaire de la Chaire de neurologie et de neurochirurgie Dorothy-J.-Killam à l’INM, bien campée derrière son bureau encombré de papiers. « Et je lui ai demandé de dessiner une étoile en regardant sa main à travers un miroir. Évidemment, il a fallu qu’il réapprenne à le faire. Or, non seulement y est-il parvenu, mais il s’en est souvenu. » Le cas de H.M. — son nom véritable n’a été dévoilé qu’à son décès, en 2008 — a révélé que la mémoire consciente et celle qui guide nos activités motrices sont deux facultés distinctes.

« Par le fait même, Brenda Milner démontrait qu’il n’y a pas qu’une seule forme de mémoire, mais bien une multitude. Une découverte révolutionnaire! », affirme Julien Doyon (Ph. D., 1988), neuroscientifique en cognition et directeur du Centre d’imagerie cérébrale McConnell, à l’INM. « La contribution de Brenda Milner à l’étude de la mémoire humaine est parmi les plus significatives qui soient », dit Eric Kandel, neuroscientifique à l’Université Columbia et lauréat du prix Nobel de physiologie ou médecine en 2000. C’est d’ailleurs la percée de Brenda Milner qui a incité Eric Kandel à se pencher sur l’étude des bases moléculaires de la mémoire au niveau des neurones.

La neuropsychologue de renommée mondiale a obtenu vingt doctorats honorifiques et plus de soixante-dix prix, dont l’Ordre du Canada. Elle était âgée de 91 ans, en 2009, lorsqu’elle s’est vu décerner le prix Balzan en neurosciences cognitives, une prestigieuse récompense assortie d’une bourse d’un million de dollars. Puis, en 2014, elle a remporté le prix Kavli, qui reconnâit une contribution exceptionnelle dans les domaines de l’astrophysique, des nanosciences et des neurosciences.

Une découverte toujours bien actuelle

Eric Kandel explique que les travaux de Brenda Milner ont été parmi les premiers à démontrer la capacité du cerveau humain à réorganiser ses fonctions à la suite de lésions causées par un accident ou une chirurgie. « Elle a été à l’avant-garde des chercheurs qui ont soutenu que l’hippocampe (une structure interne du cerveau qui a vaguement la forme de l’animal) jouait un rôle très important dans le processus de formation des souvenirs. La démonstration qu’elle en a faite était révolutionnaire dans le domaine. »

« Cette observation fait encore l’objet de travaux par des scientifiques aujourd’hui! », mentionne Julien Doyon, qui étudie les mécanismes d’adaptation des réseaux neuronaux dans l’acquisition d’habiletés motrices. « Nous sommes quelques milliers dans le monde à nous pencher sur les différentes formes de mémoires, et nous cherchons essentiellement à répondre aux questions que Brenda Milner posait il y a 65 ans. »

Pendant sept décennies, la professeure Milner a guidé plusieurs dizaines d’étudiants postdoctoraux vers une carrière en neuropsychologie et en neuroscience. « Ses étudiants ont pu s’appuyer sur ses observations initiales », indique Denise Klein, directrice du Centre de recherche sur le cerveau, le langage et la musique de l’Université McGill à l’INM. Denise Klein est l’une des postdoctorantes venues à l’INM pour étudier avec Brenda Milner —  dans son cas, c’était en 1992. Depuis vingt-six ans, les deux femmes collaborent à une étude portant sur les chaînes neuroniques participant à l’acquisition de langues maternelles ou secondes — chez des sujets bilingues.

Julien Doyon raconte que ses étudiants la surnomment le « Filtre de Manchester », par allusion à ses origines. Car le « Filtre de Manchester » ne laisse rien passer. « La professeure Milner est une mentore très exigeante, non seulement sur le plan de la conception de la recherche et de la justesse des questions posées, mais aussi de l’évaluation et de la communication des résultats », précise Julien Doyon, dont la thèse de doctorat a été supervisée par Brenda Milner. « Parfois, elle raturait des pages entières au crayon rouge. Ça signifiait “On reprend tout” ou “Rien à conserver”. »

« Elle vous donne son avis promptement et sans détour », dit Denise Klein. « Mais elle est très ouverte à laisser ses étudiants explorer ce qui les inspire. Elle joue très bien son rôle de soutien. »

Brenda Milner attribue sa réussite en neuropsychologie à la curiosité, tout simplement. « Il faut écouter son patient. S’il vous dit avoir des problèmes de mémoire, c’est là-dessus qu’il faut se concentrer », dit-elle. Julien Doyon rappelle qu’au début de sa carrière, Brenda Milner avait bien d’autres champs d’intérêt que la mémoire.

« Mais c’est en écoutant des patients qui disaient avoir des problèmes de mémoire qu’elle s’est mise à s’y intéresser », explique-t-il.

Denise Klein mentionne que, si le travail de Brenda Milner a conservé toute sa pertinence, c’est parce qu’elle appuyait ses travaux sur les résultats obtenus. « Elle écrit bien, elle est très précise et fine observatrice, mais ce qui la guide, ce sont les données. Elle ne s’est jamais fondée sur une idée fixe qu’elle tentait de prouver. »

Selon Denise Klein, à un moment ou à un autre de sa carrière, Brenda Milner a écrit sur tous les sujets relatifs au cerveau. Eric Kandel va plus loin : « Elle a été la première à puiser dans les ressources de la psychologie pour éclairer les sièges de la mémoire dans le cerveau. Sa contribution à l’étude de la mémoire est tout simplement fantastique. Dans le domaine, son travail est absolument fondamental. »

En 2017, à l’approche du centenaire de Brenda Milner, le New York Times a publié un article sur l’importance de son travail. En septembre 2018, l’Université McGill a organisé un symposium extraordinaire afin de souligner l’événement et d’honorer la longue carrière de la chercheuse. Puis, en décembre 2018, l’Université Rockefeller consacrera un symposium entier en son honneur, sous le thème Memory, Mind and Mechanism.

Brenda Milner doit sa nationalité canadienne notamment à la guerre. Jeune boursière, c’est à l’Université de Cambridge, où elle a obtenu un baccalauréat en psychologie expérimentale en 1939, que Brenda Langford fait la connaissance de son futur époux, Peter Milner. En 1944, ce dernier étant sollicité pour collaborer au lancement du programme d’énergie atomique canadien, les fiancés se marient et déménagent à Montréal. « Je pensais vivre ici un an, et voici où ça m’a menée! », lance Brenda Milner, qui a enseigné la psychologie à l’Université de Montréal avant d’être recrutée par McGill en 1953.

Continuer de transmettre son savoir

Bien qu’elle soit une pionnière parmi les femmes de science, Brenda Milner n’aime pas beaucoup parler des difficultés auxquelles sont confrontées les femmes dans les cercles scientifiques. « Dans les années 1930, les possibilités des femmes étaient limitées parce qu’il y avait peu d’universités qui admettaient des étudiantes », dit-elle. « Mais j’étais très ambitieuse. Et ma mère l’était également pour moi. J’étais très compétitive. On naît comme ça. »

Elle n’est guère plus loquace sur sa longévité. « Je pense que c’est génétique. Ma mère, qui était musicienne, a vécu jusqu’à 95 ans, et elle enseignait encore la musique passé l’âge de 80 ans. Mais je pense que, dans mon cas, c’est de l’entêtement. Rien à voir avec un talent particulier. Il y a des gens qui se découragent à la première difficulté. Je ne me suis jamais laissé arrêter. »

Et c’est ainsi qu’à cent ans, Brenda Milner travaille toujours. Deux ou trois jours par semaine, elle se rend au bureau à pied. « Elle dirige encore une étudiante postdoctorale qui s’intéresse aux dominances interhémisphériques. Ça ne m’étonne pas du tout qu’elle n’ait jamais pris sa retraite. En fait, je crois que ce n’est même pas dans son vocabulaire », confie Julien Doyon. De son côté, Denise Klein croit que la professeure Milner ne différencie pas le travail des loisirs. « Ses amis sont ses collègues. Il n’y a pas vraiment de frontière entre son travail et sa vie personnelle. »

Denise Klein nuance toutefois : « Brenda Milner n’a jamais été un bourreau de travail. “Si vous n’avez pas la tête au travail, rentrez chez vous et faites autre chose. Mais si vous en avez envie, venez travailler!”, disait-elle ».

Bien qu’elle préfère éviter le sujet de l’âge, Brenda Milner avoue être éblouie par les progrès scientifiques dont elle a été témoin en soixante- dix ans de carrière. « Avant l’arrivée de la neuro- imagerie, dans les années 1980, on ne pouvait observer un cerveau que sur un sujet décédé. Ça allait si le décès avait lieu quelque temps après l’étude du cas, mais s’il survenait quinze années plus tard, le cerveau du patient avait eu le temps de se modifier dans l’intervalle. Ce n’était pas idéal! Je me souviens encore de la première fois où j’ai pu voir le résultat de la neuro-imagerie. Mon Dieu! Un cerveau vivant en action… C’était extraordinaire! »

Si elle admet que le poids de l’âge se fait sentir, physiquement et mentalement, Brenda Milner entend continuer à œuvrer comme mentore. « J’adore mes jeunes étudiants. Ce sont mes amis. » Comme elle l’a dit elle-même sur les ondes de Radio-Canada au cours d’une émission honorant son centenaire : « Quand on conjugue l’expérience avec la vivacité des jeunes, on obtient une combinaison gagnante ».

Il n’est pas étonnant d’apprendre que Brenda Milner a une opinion bien arrêtée sur l’état de la recherche dans son domaine. « Au début, la neuropsychologie n’intéressait personne. Aujourd’hui, cette discipline est très en vogue. Certes, c’est gratifiant, mais la situation est telle que trop de jeunes souhaitent maintenant s’y consacrer. Je veux encourager les gens à faire autre chose. Il faut trouver de nouvelles voies. »

Julie Barlow est journaliste et auteure. Elle a écrit des articles en français et en anglais pour plusieurs publications au Canada, aux États-Unis et en Europe. Elle collabore à L’actualité depuis longtemps, et parmi ses livres, on compte The Story of Spanish et Ainsi parlent les Français.

Traduction : Jean-Benoît Nadeau (B. A. 1992)

Révision : Éric Berndsen

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