Trois des protagonistes du CRIEM (de gauche à droite) : Gorka Espiau, Pascal Brissette et Stéphan Gervais, respectivement professeur praticien de la Fondation J.W. McConnell, directeur du CRIEM et coordonnateur scientifique du CRIEM. (Photo : Christinne Muschi)

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Un travail de « Montréalistes »

Le Centre de recherches interdisciplinaires en études montréalaises (CRIEM), qui regroupe une cinquantaine de chercheurs provenant de huit établissements québécois, a pour but de « comprendre ce qui fait Montréal » et de contribuer au développement de la société québécoise.

Article de Jean-Benoît Nadeau, B.A. 1992

janvier 2018

Ils travaillent à la fois sur, pour et avec Montréal. C’est l’idée à la base du Centre de recherches interdisciplinaires en études montréalaises (CRIEM), qui regroupe une cinquantaine de chercheurs de huit établissements québécois, dont le tiers provient de l’Université McGill. « Ensemble, nous essayons de comprendre ce qui fait Montréal », dit Pascal Brissette, qui dirige le CRIEM et le Département de langue et littérature françaises.

Le CRIEM s’inscrit dans une tendance très forte au sein des universités nord-américaines, désireuses de se rapprocher de leur communauté : qu’il suffise de penser au Ryerson City Building Institute de l’Université Ryerson, au CityStudio Vancouver de l’Université Simon Fraser ou à Civic Innovation YYC de l’Université de Calgary. « C’est une belle occasion pour McGill de s’affirmer tant comme une université au Québec et comme une université québécoise », affirme Stéphan Gervais, coordonnateur scientifique du CRIEM et coordonnateur du Programme d’études sur le Québec.

Autre particularité du CRIEM : son financement, de source privée. En 2015, la Fondation McConnell y a engagé un million de dollars sur dix ans, et en novembre 2017, la Banque de Montréal annonçait un financement de 2,25 millions de dollars sur dix ans pour l’octroi de bourses et le versement de certains salaires. « Ça n’a pas été facile à obtenir, mais c’était nécessaire », explique Annick Germain, professeure titulaire à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) et membre du comité de direction du CRIEM. « En raison des normes du Fonds de recherche du Québec (FRQ), les chercheurs ne peuvent appartenir qu’à un seul centre de recherche, ce qui est évidemment un problème lorsque le centre est interdisciplinaire. » Le soutien de bailleurs de fonds du secteur privé facilite le financement multisource pour les membres.

« MONTRÉALISTE » DANS L’ÂME

Annick Germain, qui a prononcé la conférence inaugurale du CRIEM en 2013, se décrit comme une « montréaliste » convaincue. L’expression résume parfaitement l’objet du CRIEM, où Montréal est à la fois un sujet d’étude et une cause.

C’est ainsi que le CRIEM est devenu un partenaire stratégique de Je fais Mtl, un mouvement citoyen à l’origine de 181 projets conçus pour redonner de l’élan à Montréal. À la demande du Service de la diversité sociale de la Ville de Montréal, le CRIEM a également constitué une équipe de chercheurs pour veiller à la mise en place et au développement de la politique de l’enfance de la Ville.

Cette volonté de s’allier à des partenaires externes est très présente au CRIEM. Elle est au cœur même de Vivre ensemble à Montréal : entre conflits et convivialités, ouvrage collectif publié chez Atelier 10. « Nous tenions à ce qu’un certain nombre d’articles soient signés par des gens de la communauté, comme la Maison d’Haïti et les cégépiens du Collège de Maisonneuve », précise Annick Germain, qui a codirigé la publication avec Valérie Amiraux (Université de Montréal) et Julie-Anne Boudreau (INRS).

« On doit veiller à élargir les voix de la recherche et ne pas inclure seulement celles provenant du milieu universitaire », lance Stéphan Gervais (B. Ed. 1994, M. Ed. 1997). Pour être membre du CRIEM, les chercheurs doivent obligatoirement adhérer au principe du partage des expertises et de la co-construction du savoir avec le milieu.

Dans cet esprit de maillage université-communauté, une partie du don de la Banque de Montréal servira à l’embauche d’un « conseiller en transfert de connaissances ». Sa mission : mettre en réseau les chercheurs, les associations et la ville. « Il faut être à l’affût des initiatives », déclare Stéphan Gervais, évoquant une belle occasion ratée avec Lande, association consacrée à la réappropriation des terrains vacants. « À un moment donné, ils avaient besoin d’étudiants et de chercheurs pour faire la recension des terrains. Mais nous l’avons su trop tard. Quelqu’un doit se consacrer au travail de veille à temps plein. »

À L’IMAGE DE MONTRÉAL

Le modus operandi du CRIEM découle de sa genèse. « On se demandait comment contribuer au développement de la société québécoise », se rappelle Pascal Brissette. « En étudiant ce qui se faisait ailleurs, on a trouvé pas mal de chercheurs qui s’intéressaient au Québec par le truchement de Montréal, mais on a aussi constaté l’absence de centre de recherche multidisciplinaire consacré à Montréal. »

Pascal Brissette et Stéphan Gervais ont donc entrepris de rassembler ces chercheurs. Habituellement, les centres d’études sur la ville réunissent surtout des architectes, des urbanistes, des géographes, des sociologues et des politologues. Le tandem a ajouté à cette brigade des juristes, des littéraires, des philosophes, des historiens, des économistes et même des professeurs de médecine. « C’est ce qui nous distingue des autres centres de recherche sur des villes comme ceux de Boston, de Londres ou de Washington. »

Comme ses fondateurs n’ont pas suivi de recette empruntée, le CRIEM ressemble à Montréal. « C’est une chose dont on s’est aperçu après l’avoir créé. En fait, tous les grands centres d’études sur la ville ressemblent à leur ville. »

Il cite le cas de LSE Cities, créé par la London School of Economics et résolument axé sur l’économie. Quant à la BARI (Boston Area Research Initiative), consortium formé du MIT, de l’Université Harvard et de la ville de Boston, elle travaille dans les données quantifiables. À Washington, le Centre Wilson, sous l’autorité du Congrès de par sa charte, est foncièrement politique. « Le CRIEM relève de la Faculté des arts, et ça tombe bien : quand on pense à Montréal, on pense culture, langue, diversité. »

SI MONTRÉAL M’ÉTAIT CONTÉE…

Un thème important des travaux du CRIEM, c’est la recherche du « récit collectif » montréalais. « Il y a les récits individuels, les récits collectifs et les récits transformationnels, ceux qui produisent de l’action et du changement », explique Gorka Espiau, professeur praticien de la Fondation de la famille J.W. McConnell, qui travaille au CRIEM depuis septembre 2016 pour un mandat de deux ans. Basque d’origine, cet ancien directeur des relations internationales et du programme Places de la Fondation Young (à Londres) est un spécialiste des innovations sociales et de la transformation urbaine.

« Quand un mauvais quartier devient cool, c’est parce que le récit a changé. La volonté et la perception ne sont plus les mêmes, tant chez les nouveaux que chez les anciens résidents. C’est pareil au sein d’une ville », dit Gorka Espiau, pour qui le récit n’est pas une conséquence du changement, mais bien sa cause profonde.

« Autrement dit, la transformation est possible quand elle est autorisée socialement. Qu’est-ce qui crée le déclic? Comment le renforcer? C’est ça qu’on cherche », explique Pascal Brissette, dont la thèse portait sur les mythes littéraires et les récits collectifs. Pascal Brissette a beaucoup travaillé avec Marc Angenot, professeur émérite titulaire de la Chaire James McGill sur le discours social et père de la théorie du discours social.

« Un récit collectif se nourrit de faits, mais ça ne suffit pas. La preuve, c’est Donald Trump. Ce qui importe, c’est ce que l’on dit des faits », affirme Pascal Brissette, constatant que Montréal et le Québec divergent sur le plan du récit. « En dehors de Montréal, la société tient un discours de perte d’acquis, alors que Montréal, elle, est en reconstruction. Montréal s’est classée première ville étudiante du monde. Sur le continent, c’est la deuxième ville universitaire après Boston, mais Montréal ne le sait pas encore elle-même. »

Le CRIEM est actuellement le maître d’œuvre d’un ambitieux projet de recherche du récit sur le terrain. « Le but est d’en arriver à un Observatoire des récits de Montréal », dit Gorka Espiau, qui y consacre tout son temps. Une première expérience, appelée Amplifier Gamelin, visait à comprendre le récit collectif entourant le parc Émilie-Gamelin. La deuxième, Amplifier Côte-des-Neiges, vise le même objectif, mais à l’échelle d’un quartier.

La mairesse de Montréal, Valérie Plante (à gauche), participe à une conférence de presse convoquée en vue de l’annonce de l’octroi de 3,25 millions de dollars au CRIEM. Étaient également présents à l’événement (de gauche à droite) L. Jacques Ménard, président de BMO Groupe financier, Québec, Suzanne Fortier, principale de l’Université McGill, et Stephen Huddart, président-directeur général de la Fondation McConnell. (Photo : Paul Fortier)

Ce projet requiert la contribution de l’Université Concordia, de la Fondation McConnell et de Centraide, entre autres partenaires. Le travail, qui occupe neuf employés, dont une demi-douzaine d’ethnographes, consiste en une collecte qualitative de témoignages, d’une part, et en une analyse de mégadonnées puisées dans les réseaux sociaux, d’autre part. « Quand on étudie le récit, ce qu’on étudie en réalité, c’est le processus culturel de la transformation », indique Gorka Espiau, qui veut que ce modèle fournisse des informations réelles aux décideurs. « Notre plateforme d’écoute ne servira pas seulement à comprendre, mais à diriger l’action. »

TRANSFORMER MONTRÉAL

Car le véritable objectif du CRIEM, c’est de participer à la transformation de Montréal. Ce qui est en soi un exercice périlleux sur le plan épistémologique. Après tout, pour des chercheurs montréalais et « montréalistes », si convaincus soient-ils, les arbres peuvent cacher la forêt. « D’où l’intérêt d’avoir un Gorka Espiau parmi nous, qui apporte un regard extérieur sur les transformations sociales en cours ici », dit Pascal Brissette.

« Un processus de transformation, ça résulte de mécanismes normatifs, qui découlent de décisions. Habituellement, les études s’arrêtent là. Tout le monde convient que la dimension culturelle de la décision est cruciale, mais personne ne l’étudie », déplore Gorka Espiau. « Parce que les décisions, elles, découlent de l’attitude et du comportement, lequel découle des croyances, qui se fondent sur un système de valeurs. C’est là qu’agit le récit collectif. »

Gorka Espiau dit faire des pas de géant depuis son arrivée au CRIEM, en septembre 2016. « À la Fondation Young, ils sont dans l’économie et le changement social. Ils savent que le récit est important, mais ils saisissent mal son importance. Au CRIEM, ils ont compris ça dès le premier jour. »

Selon Pascal Brissette, une étude en profondeur du récit montréalais est nécessaire pour favoriser la transformation de Montréal. Le récit, c’est ce qui, par-delà les différences, lie les hommes et les femmes qui habitent le territoire ; il recèle aussi bien les conditions du vivre ensemble que de la transformation urbaine. »

Depuis qu’Amazon a annoncé son intention d’ouvrir un second siège social dans une ville du continent, Gorka Espiau observe le brouhaha avec intérêt, alors qu’on ignore si Montréal sera dans la course. « Si Montréal cherche à concurrencer sur la base du prix, ça n’ira nulle part, dit-il. Ça demande plutôt une discussion de haut niveau sur les qualités de l’écosystème montréalais et la place qu’Amazon pourra y occuper. Ça suppose une compréhension fondamentale de ce qu’est Montréal. »

Mais qu’est-ce qui fait Montréal? Sans hésiter, les chercheurs évoquent le secteur culturel, le mouvement coopératif, l’économie sociale et la langue, mais personne ne comprend nettement comment tout cela s’articule avec la mentalité, dont l’un des traits caractéristiques est la diversité. « Les Torontois se sont monté un récit et des slogans sur la diversité, mais pas les Montréalais, même si Montréal est beaucoup plus plurielle dans les faits, avance Annick Germain. Montréal, c’est une diversité assumée, mais peu revendiquée ou affirmée. »

Gorka Espiau en convient : « Les Montréalais imaginent que leur manière de vivre avec la diversité est une chose normale, alors que ça ne l’est pas du tout. C’est tout à fait exceptionnel. C’est un puissant outil de transformation. »  

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