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Tango médiatique

Les milieux universitaire et de la recherche gagnent à cultiver leurs relations avec les médias. Mais attention… à l’ère des vérités parallèles et des nouvelles factices, la tâche peut se révéler complexe.

Article de Jean-Benoît Nadeau, B.A. 1992

juin 2018

Peu après les attentats de Paris en novembre 2015, la France est aux prises avec des centaines de traumatisés et Alain Brunet arrive à la rescousse. Le professeur agrégé au Département de psychiatrie et directeur de la Division de recherche psychosociale de l’Institut Douglas a mis au point un traitement simple et efficace du syndrome de stress post-traumatique. Les autorités françaises lui demandent d’enseigner sa méthode à 160 cliniciens, dans 20 hôpitaux. L’impact médiatique est énorme. Nombre d’émissions, telles que The Nature of Things sur CBC et Envoyé spécial sur France 2, lui consacrent de longs reportages.

Ce succès a valu à Alain Brunet l’obtention du Prix de la principale pour le rayonnement public et médiatique, remis pour la première fois en mars 2017 lors du Gala Bravo, qui célèbre l’excellence en recherche à l’Université McGill. Ce nouveau prix récompense les efforts de chercheurs et d’étudiants aux cycles supérieurs qui s’emploient à présenter les fruits de leurs travaux à la communauté.

Alain Brunet (Photo: Sara Mongeau-Birkett)

Les milieux universitaire et de la recherche gagnent à cultiver leurs relations avec les médias. Par intérêt, certes, puisqu’un nombre croissant de fonds subventionnaires lient le soutien financier qu’ils accordent aux résultats des chercheurs en matière de communication. Mais aussi parce qu’il importe de corriger certaines perceptions du public : en septembre 2017, un sondage commandé par le Centre des sciences de l’Ontario révélait que 43 % des Canadiens jugent que la science est « affaire d’opinion »!

Les rapports entre chercheurs et journalistes sont rarement simples. Les chercheurs se méfient souvent des journalistes, qu’ils jugent brouillons et sensationnalistes. Quant aux journalistes, obligés de traduire du jargon, ils ne savent pas toujours comment interpréter des conclusions très mesurées et des perspectives abstraites.

« Un chercheur n’est pas un animal médiatique, il travaille dans son petit bureau à creuser son idée », raconte Alain Brunet, qui explique avoir apprivoisé la bête médiatique à la suite du 11 septembre 2001. L’attaque terroriste contre le World Trade Center a soudainement placé son sujet d’étude, alors quasi confidentiel, sous les feux de la rampe. « Presque du jour au lendemain, j’ai dû accepter que mon boulot serait aussi de répondre aux journalistes. Maintenant, je le fais de bon cœur, mais au début, ce n’était vraiment pas gratifiant de les entendre poser les mauvaises questions. »

Contrairement à Alain Brunet, c’est plutôt une stratégie réfléchie qui a poussé Catherine Potvin à faire appel aux médias. Professeure au Département de biologie et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en changements climatiques et forêts tropicales, son action communautaire relevait davantage de la diplomatie environnementale — notamment comme négociatrice lors du Sommet de Copenhague sur le climat et le développement durable en 2009.

L’échec de cette conférence a forcé une remise en question : « Comment intéresser les Canadiens au développement durable ? ». Cette réflexion l’a amenée à conclure qu’elle devait exercer une influence auprès des médias, en produisant des articles d’opinion, en se rendant disponible pour commenter l’actualité et en mettant sur pied des initiatives de communication. À cette fin, elle crée Dialogues pour un Canada vert (DCV), un regroupement de 80 chercheurs. En 2017, le rapport de DCV sur la transition énergétique est présenté au gouvernement fédéral et largement repris par les médias. En mars 2018, cet intérêt vaudra à la chercheuse le Prix de la principale pour le rayonnement public et médiatique, qui en était à sa deuxième édition.

Si Catherine Potvin a consenti tous ces efforts, c’est aussi par conviction sociale. « Les impôts ont payé mes études et ma carrière. D’ailleurs, tous les participants de DCV pensent comme moi : il faut que les Canadiens voient à quoi sert leur investissement. »

Faits parallèles et informations fallacieuses

Un point de vue que partage Tina Gruosso, boursière postdoctorale en recherche oncologique à la Fondation Charlotte et Leo Karassik et rattachée au Centre de recherche sur le cancer Goodman. À ses yeux, les vérités parallèles et les nouvelles factices sont le principal enjeu du rapprochement entre les chercheurs et les médias. C’est sa lutte pour cet obscurantisme 3.0 qui lui a valu le Prix de la principale pour le rayonnement public et médiatique 2018 à titre d’étudiante postdoctorale. Vice-présidente de l’association Dialogue sciences et politiques, elle partage son prix avec sa collègue du Centre Goodman, Vanessa Sung, avec qui elle a mené une campagne nationale visant à promouvoir la recherche fondamentale.

« L’accumulation de fausses nouvelles et de faits alternatifs entraîne une perte de confiance du public, dit Tina Gruosso. Cela nourrit un mystère malsain. Quand des gens instruits nient des faits tels que le réchauffement climatique, il devient évident que les chercheurs doivent devenir plus visibles sur la place publique. »

« Le scientifique dans sa tour d’ivoire qui descend pour une conférence au peuple, c’est fini », dit Yanick Villedieu, qui a animé pendant 35 ans la populaire émission Les années lumière à la radio de Radio-Canada, avant de prendre sa retraite en 2017. Il constate que le rapprochement entre chercheurs et médias est réel. « En 1975, au congrès de l’ACFAS, les organisateurs refusaient que les journalistes circulent librement. Ils disaient : “Vous allez écrire n’importe quoi.” Maintenant, ils nous courent après. »

Des résistances demeurent néanmoins. Dans certaines facultés, on juge parfois très mal les professeurs trop visibles sur la scène médiatique, dont on déplore le « manque de sérieux ». Selon Carole Graveline, directrice principale du Service des relations avec les médias et instigatrice du Prix de la principale pour le rayonnement public et médiatique le fait que ce prix soit décerné en présence de la principale et des pairs transmet clairement aux facultés l’importance de valoriser la communication. « C’est une priorité de la principale », souligne-t-elle.

« Jusqu’à tout récemment, ce n’était pas pris en compte dans les évaluations », convient Alain Brunet. « Les subventions, oui. Les publications scientifiques, oui. La communication, c’est nouveau. Le prix vient dire que ça compte. » Catherine Potvin a reçu ce prix avec fierté — et soulagement. « Comme chercheur, on est pénalisé lorsque nous consacrons notre temps aux médias, parce qu’il s’agit de temps qu’on ne consacre pas à la publication d’articles scientifiques. »

Catherine Potvin avec Louis Arseneault, le vice-principal aux communications et relations externes (Photo: Owen Egan)
Catherine Potvin avec Louis Arseneault, le vice-principal aux communications et relations externes (Photo: Owen Egan)

Anja Geitmann, doyenne de la Faculté des sciences de l’agriculture et de l’environnement de l’Université McGill, lance un message non équivoque sur ce point. « Comme doyenne, je valorise beaucoup la communication. Je suis à même de la juger et de la reconnaître dans l’évaluation annuelle. »
Tina Gruosso est convaincue que la communication non scientifique devrait être enseignée de manière officielle aux chercheurs. « Notre formation scientifique est dans la nuance et le doute. Ça nous dessert en communication. Comment s’extraire des abstractions ? Comment simplifier le message tout en étant juste ? »

Fuir le sensationnalisme

Comment juger si l’on en fait assez ? Car il est en effet possible d’en faire presque trop — comme l’a découvert Anja Geitmann en 2013. Alors professeure à l’Université de Montréal, elle publie les résultats d’une recherche sur la reproduction des plantes en hypergravité. Pour la version anglaise du communiqué, les relations médias proposent un titre olé olé : « Le sexe à zéro gravité » [Sex at Zero Gravity]. Ce qui devait arriver arriva : le jour même, le quotidien londonien Daily Mail reprend la nouvelle avec un titre encore plus racoleur : « Mauvaise nouvelle si vous rêvez de vous envoyer en l’air dans les airs: Des chercheurs découvrent que le sexe dans l’espace peut entraîner des maladies fatales » [Bad news for the 220 mile-high club: Researchers find sex in space could lead to life-threatening illnesses]. Anja Geitmann reçoit des demandes d’entrevues de partout dans le monde, certaines loufoques, d’autres plus sérieuses. Cinq ans plus tard, elle en rit encore. « Notre titre a eu de l’effet, mais j’ai tout de même émis un autre communiqué pour corriger certaines perceptions. »

« Oui, certains journalistes vont vite en affaires », juge Yanick Villedieu. « Mais il y a des chercheurs qui s’enthousiasment, et des services de relations publiques qui en beurrent épais. Quand on annonce un “Grand espoir dans la lutte contre le cancer” basé sur 150 cas, la job du journaliste est de considérer ça avec prudence, mais tous n’ont pas le discernement voulu. »

Anja Geitmann a appris à gérer les médias un peu sur le tas. « La formation la plus utile que j’ai eue, c’est une discussion de 15 minutes avec un spécialiste des médias de McGill qui m’a expliqué comment me préparer, quelle attitude prendre et comment réagir. » Cette formule lui a été particulièrement utile en mars 2018, lorsqu’elle a annoncé la création d’un certificat spécialisé en culture du cannabis — nouveau bombardement médiatique ! « Ça prend du sang-froid surtout que ma langue maternelle est l’allemand. »

Anja Geitmann
Anja Geitmann (Photo: Tom DiSandolo)

Communication 101

Outre ce type de breffage, le Service des relations avec les médias de l’Université McGill propose des cours de « communication 101 » à l’intention des chercheurs. Anne Caroline Desplanques, journaliste scientifique au Journal de Montréal, a donné un séminaire de deux heures à un groupe d’étudiants aux cycles supérieurs — une formation qui n’est pas sans rappeler les concours « Ma thèse en trois minutes ». « Je leur avais donné un devoir : expliquez à votre mère ce que vous faites et l’intérêt que ça représente. Plusieurs se sont arraché les cheveux. Ils ne l’avaient jamais fait. Pour ceux qui avaient plus de mal, je leur ai demandé de commencer par me faire un dessin au tableau. »

Bien des chercheurs doivent se faire expliquer le journalisme. Si les journalistes sautent aux conclusions ou cherchent l’anecdote, ce n’est pas nécessairement parce qu’ils sont brouillons ou sensationnalistes, mais parce que leur métier consiste à dénicher « la » nouvelle  ou « ce qui est intéressant ». Ils doivent par ailleurs se conformer à des formats archi-serrés et à des délais parfois irréalistes.

« En 300 mots, on ne peut pas transmettre toutes les nuances », convient Anne Caroline Desplanques. « Mais il faut y voir le point de départ d’une conversation. Lorsque le journaliste y reviendra, ce sera ce sera l’occasion de véhiculer d’autres messages. »

Les médias affectionnent tout particulièrement les chercheurs qui s’expriment avec clarté. « J’ai une collègue qui plaide pour le jargon. Elle dit : “Il faut le mot juste, il faut des termes spécialisés” », dit Alain Brunet. « D’accord, mais on devrait toujours privilégier la compréhension. Le rôle des spécialistes est d’expliquer les choses simplement. »

Barry Eidlin, professeur adjoint de sociologie, est souvent appelé à commenter l’actualité économique en français ou en anglais sur des sujets aussi variés que Uber et l’économie de partage, ou Tim Hortons et la hausse du salaire minimum. « Sans nécessairement vulgariser, on peut s’exprimer dans un langage plus direct, plus accessible. Ça me vient naturellement, peut-être parce que j’ai été recruteur syndical dans une autre vie. »

Barry Eidlin
Barry Eidlin (Photo: Sara Mongeau-Birkett)

Mais les chercheurs n’ont pas entièrement tort d’être circonspects, reconnaît Yanick Villedieu. « Il y a des médias moins sérieux que d’autres. Dans certaines rédactions, on dit : “Les journalistes qui ne connaissent rien posent les vraies questions.” C’est faux, mais ça existe. » Anja Geitmann a d’ailleurs appris à en tirer parti. « Devant un journaliste brouillon ou mal préparé, on peut diriger la conversation, mais il faut être prêt. »

Alors, oui, c’est vrai, les chercheurs doivent composer avec le problème de la simplification outrancière. « Parfois, le journaliste cherche une solution toute faite. “Comment éviter le stress post-traumatique en une minute !” » dit Alain Brunet. « Je suis alors obligé de dire que chaque personne est différente, que le choc est normal, que la plupart des gens s’en remettent d’eux-mêmes et qu’il existe de l’aide pour les autres. Ça donne des entrevues cocasses, où on cherche à calmer le journaliste ! »

Jean-Benoît Nadeau est chroniqueur au quotidien Le Devoir et journaliste à la revue L’actualité. Son article sur l’astronaute David Saint-Jacques, publié dans notre numéro de l’été 2017, lui a valu de recevoir une médaille d’argent du Conseil canadien pour l’avancement de l’éducation pour le meilleur article de fond en français paru dans une publication universitaire.

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Rayonnement public digne de mention

Le nom des gagnants de l’édition 2017 du Prix de la principale pour le rayonnement public et médiatique a été annoncé lors du Gala Bravo de l’Université McGill, organisé en l’honneur de chercheurs et d’érudits d’exception. L’événement annuel a eu lieu le 15 mars.

Prix de la principale pour le rayonnement public et médiatique
Professeure Catherine Potvin, Département de biologie (Prix décerné aux professeurs)
Tina Gruosso, Gerald Bronfman Département d’oncologie, et Vanessa Sung, Département de biochimie (Prix décerné aux étudiants aux cycles supérieurs, aux associés de recherche et aux boursiers postdoctoraux)

Prix reconnaissance pour réalisations exceptionnelles
Professeur Karl Moore, Faculté de gestion Desautels
Professeur Joe Schwarcz, Organisation pour la science et la société de l’Université McGill

Mention spéciale
Groupe Instagram @McGill_Architecture, École d’architecture Peter Guo-hua Fu
Collectif Instagram @McGill_Rare, Bibliothèque de l’Université McGill
Groupe d’initiation à la chimie de l’Université McGill, Département de chimie

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