L'humoriste Sugar Sammy sur scène (Photo : Justine Lephay)

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L’humour, c’est du sérieux!

L’humour se porte très bien au Québec. Il n’empêche que les humoristes doivent s’adapter à des mentalités qui évoluent, tout en se tournant vers le monde.

Article de Jean-Benoît Nadeau, B.A. 1992

janvier 2020

Il fut un temps où l’idée même d’une « École nationale de l’humour » aurait eu l’effet d’une bonne blague. Mais 32 ans après sa création, l’établissement situé au coin des rues Sherbrooke et De Lorimier est pris au sérieux et compte parmi ses 550 diplômés des talents tels que Martin Matte, Louis-José Houde et Cathy Gauthier.

Cette école unique en son genre, reconnue par le ministère de l’Éducation, témoigne non seulement du dynamisme de l’industrie québécoise de l’humour, mais également de son originalité et de l’intérêt qu’elle suscite à l’étranger.

Louise Richer, fondatrice de l’École nationale de l’humour, dans leurs bureaux à Montréal, le 9 mars 2015. (Christinne Muschi pour The Globe and Mail)

« Cette année, nous avons admis quatre Français dans un groupe de quinze personnes. Pas des Français du Plateau Mont-Royal, des Français venus de France pour étudier chez nous », se réjouit Louise Richer (EMBA 2016), directrice générale et fondatrice de l’ÉNH.

Cette évolution vers l’international n’est pas étrangère aux 16 mois que Louise Richer a consacrés à son MBA à la Faculté de gestion Desautels de l’Université McGill en 2015 et 2016. « À l’âge vénérable de 61 ans, rigole-t-elle. Plus sérieusement, ça m’a donné confiance dans mes capacités de gestionnaire, et je me suis rendu compte que je pouvais prétendre à certaines ambitions, dont celle d’ouvrir les portes de l’École à toute la francophonie. »

Depuis la création du festival Juste pour rire en 1983, l’humour est devenu un vaste écosystème au Québec.

« L’humour est très fort à New York et à Los Angeles, mais en proportion de la population, il n’y a pas beaucoup de sociétés où il occupe une place aussi grande qu’au Québec », dit Andy Nulman (B. Comm. 1983), qui a dirigé Just for Laughs de 1985 à 1999, puis toutes les activités entourant les festivals et les projets télé du Groupe Juste pour rire de 2008 à 2013. « Ailleurs, ce n’est pas considéré comme sérieux, mais au Québec, c’est une grosse business. »

Malgré les poursuites criminelles contre Gilbert Rozon, fondateur du Groupe Juste pour rire, accusé de viol et d’attentat à la pudeur, le secteur ne s’est jamais aussi bien porté. « Je vois ça de l’extérieur, et l’industrie est plus forte que jamais. Il y a plus d’humoristes, plus de spectacles, plus de producteurs », dit Sugar Sammy, de son vrai nom Samir Khullar, qui a également étudié à McGill.

Le nom de scène de ce Québécois d’origine indienne, qui a grandi dans le quartier Côte-des-Neiges et qui fait de l’humour en quatre langues, est aussi connu chez les francophones que chez les anglophones. C’est même lui qui a remplacé Gilbert Rozon comme juré à La France a un incroyable talent, l’une des émissions les plus regardées en France.

Une fois c’t’un humoriste …

Une bonne blague, ça ne s’explique pas. De même, personne ne peut expliquer comment l’humour a pris autant d’ampleur au Québec pour compter aujourd’hui quelques centaines de gérants, agents, producteurs, diffuseurs et organismes, sans parler des festivals et du gala Les Olivier.

« Comme humoristes, nous sommes choyés de pouvoir faire carrière dans un petit marché aussi effervescent », dit Virginie Fortin (B. A. 2008), qui a lancé sa carrière d’humoriste presque par hasard après une majeure en littérature française, une mineure en études hispaniques et une autre en études russes et slaves. C’est au sein de la Ligue nationale d’improvisation qu’elle a pris goût à la scène. Elle est actuellement en tournée avec son spectacle « philosophique et niaiseux » Du bruit dans le cosmos. « Il s’est érigé un vedettariat très fort au Québec, ce qui crée une sorte de microclimat qui fait que l’humour prend beaucoup de place – peut-être même trop. »

Selon Louise Richer, la dimension identitaire joue un grand rôle. « La musique québécoise s’exporte beaucoup, mais les Québécois écoutent beaucoup de musique étrangère. En humour, c’est un peu le contraire : on achète local. »

Psychologue de formation, elle constate que l’humour est très valorisé socialement. S’il suffit d’un diplôme de secondaire 5 pour être admis à l’ÉNH, la moitié des étudiants sont diplômés universitaires. « Les étudiants viennent des sciences politiques, des études féministes ou littéraires; j’ai un ingénieur, un actuaire. Humoriste, c’est un métier qu’on peut respecter », dit Louise Richer. L’ÉNH a atteint un niveau de reconnaissance tel qu’elle offre maintenant des services de formation en entreprise !

Il n’en fut pas toujours ainsi : Louise Richer s’est battue pendant 20 ans pour imposer le respect, un combat « pas drôle pantoute » qu’elle évoque toujours avec des trémolos dans la voix. « Si vous saviez tout le mépris que j’ai dû essuyer. À ma première entrevue à Radio-Canada, j’étais dans un ring de boxe. On nous accusait de détruire la langue française, d’être des incultes, d’essayer d’enseigner une chose qui ne s’apprend pas. C’était un clash entre les arts nobles et les arts populaires. »

Il n’est guère plus aisé de caractériser l’humour québécois. Andy Nulman y voit un mélange d’influences américaines, françaises et britanniques. « On est passé de l’ère des monologuistes à la Yvon Deschamps, Jean-Guy Moreau et Clémence DesRochers à celui du stand up à l’américaine, mais les Québécois gardent une nette préférence pour un spectacle avec scénographie, éclairage et costumes. C’est particulier au Québec. »

Sugar Sammy remarque une prédisposition à l’autodérision, une dimension qu’il exploite à fond dans ses dialogues et ses provocations. Pendant des années, l’humoriste a roulé sa bosse dans les comedy clubs canadiens et américains avant d’être découvert au Québec, à l’âge de 35 ans, avec son spectacle bilingue You’re gonna rire, dont il a donné 123 représentations. Il a également fait le tour des régions avec En français, SVP !, son spectacle 100 % en français. « Il y a des nationalistes québécois qui se fâchent parce que j’existe, dit-il, mais la plupart des Québécois sont ouverts à l’autodérision. Ils ne se prennent pas au sérieux comme les Français : ils aiment participer. »

Virginie Fortin déplore une certaine tendance à vouloir plaire au plus grand nombre. Celle qui cumule les casquettes d’humoriste, de comédienne, d’animatrice et de chanteuse monte chaque année sur la scène du Fringe Festival d’Édimbourg, et elle avoue avoir un faible pour le type d’humour « intellectuel hilarant » à la britannique comme celui de Stuart Lee, de Daniel Kitson ou de Bridget Christie. « Au Québec, je vois plein de propositions super différentes, hyper nichées, mais le Québec est un petit marché et il est plus difficile de vivre de l’humour si on veut sortir complètement du moule. »

S’il répond avant tout à une demande locale très forte, l’humour québécois commence toutefois à s’exporter. « Historiquement, les humoristes québécois qui ont percé à l’étranger étaient surtout des interprètes », affirme Louise Richer, en citant les cas d’Anthony Kavanagh, de Michel Courtemanche, de Stéphane Rousseau, de Rachid Badouri et d’André-Philippe Gagnon. Les Sugar Sammy, capables de vendre le biculturalisme aux Québécois et le multiculturalisme aux Français, sont encore rares.

Andy Nulman est convaincu que le local peut toucher à l’universel. Il en tient pour preuve le projet qui l’« obsède » actuellement : lancer une adaptation en comédie musicale des Belles-Sœurs de Michel Tremblay — sur Broadway. À New York, en septembre, la première lecture devant public de ce qu’il qualifie de « bijou québécois », intitulé Les Belles dans cette version, a attiré une brochette de 150 producteurs new-yorkais. « C’est plus facile de vendre le Québec aux Américains que le Québec aux Québécois. »

Louise Richer a longtemps été sceptique quant à la capacité de l’humour québécois de s’exporter. « Gilbert Rozon me disait : “Tes étudiants, fais-les créer pour l’international.” Je n’y ai jamais cru. On crée pour le local. » Quoique! Depuis deux ans, elle s’efforce d’internationaliser l’école. Elle créera d’ailleurs un stage de trois mois à Paris. En parallèle, l’ÉNH offrira une formation aux festivals Montreux Comedy et Abidjan Capitale du Rire. Avec la SODEC, elle travaille à un projet d’atelier de scénarisation-fiction-comédie qui s’adressera à des participants de toute la francophonie. « Je commence à entrevoir un circuit francophone où les Québécois pourraient développer des publics à l’extérieur, y compris au Maghreb, en Afrique. »

Humoristiquement correct

Le rire a longtemps été le propre de l’homme blanc hétéro : plus maintenant. Le secteur de l’humour québécois, comme dans toutes les sociétés développées, est actuellement secoué par un bouleversement des valeurs. Le vieux fond de blagues sexistes, racistes et homophobes passe moins bien.

C’est un sujet archicontroversé chez les humoristes, mais Virginie Fortin, à 33 ans, n’a pas peur de prendre position. « J’assume mon côté progressiste, au risque de passer pour superficielle aux yeux de certains. La société évolue et je trouve bien correct qu’il y ait des mots qu’on n’ait plus le droit de dire. Personne n’ira en prison pour une blague homophobe, mais veux-tu être cette personne-là ? », dit l’humoriste, qui voit un lien entre ses études et son travail, même s’il est intangible.

« L’humour est un commentaire social où l’on choisit d’en rire plutôt que d’en pleurer. Moi, ça me fâche d’entendre des humoristes défendre leurs propos racistes en disant qu’ils sont mal interprétés. Ce n’est pas tout le monde qui a le talent d’un Yvon Deschamps ou d’un George Carlin et qui peut développer un commentaire social à partir de blagues en apparence sexistes ou racistes. » Jusqu’où peut-on aller trop loin ?  Sugar Sammy, qui se spécialise dans la provocation et le dialogue avec le public, pense qu’on peut encore rire de tout. « La société est devenue plus frileuse, c’est un fait. Mais ce n’est pas que le public ne veut rien entendre : il est devenu plus exigeant. Il veut une écriture surprenante, un travail plus raffiné, un spectacle plus travaillé. »

Si ses origines indiennes peuvent l’aider à faire passer la pilule sur les questions raciales, l’artiste réplique : « Être indien ne me dédouane pas vis-à-vis de la communauté LGBTQ ou des femmes, dit-il. On fait le meilleur travail possible, mais il y a un risque à prendre et il faut accepter que ce soit interprété de toutes les manières. »

Andy Nulman, à l’origine des Nasty Shows de Just for Laughs, doute que ce genre de spectacle corrosif puisse survivre. « On devrait avoir le droit de rire de n’importe quoi, mais là, on ne l’a clairement pas. On est dans un retour de balancier. Ça va durer cinq, dix, quinze ans. » Au Groupe Juste pour rire, il envoyait chaque année le même message aux 450 employés. « Je leur disais : “Personne ne peut tuer Juste pour rire, alors ne vous inquiétez pas de vos erreurs. Il y a des trucs qui vous nous péter à la figure. Et voyez, même malgré les déboires de Gilbert, la compagnie a survécu! »

Malgré (ou à cause de) ce climat un peu puritain, on observe d’autres évolutions, comme l’apparition de nouveaux types d’humoristes, ouvertement homosexuels ou appartenant à des communautés racisées, et la multiplication des femmes humoristes. À l’instar d’une Virginie Fortin, davantage de jeunes humoristes se disent ouvertement engagés.

« Je suis blanche, je viens d’une famille aisée, pourquoi est-ce que je rirais de ceux qui l’ont eu moins facile que moi? Au début, dans mon premier spectacle, j’avais une blague sur les sans-abri. Je l’ai refaite parce que ce dont il faudrait pouvoir rire, c’est de ceux qui ont trois autos et deux garages. Moi, en tout cas, j’ai décidé de frapper en haut plutôt qu’en bas. »

Selon Louise Richer, ces tendances ne sont pas étrangères à un mouvement de fond qui se dégage depuis une dizaine d’années : la collégialité. « Il y a moins de solitaires. Ça collabore, ça s’interpelle, ça se fréquente, et pas juste entre Québécois, ça collabore avec des Européens, des Africains. Ils se découvrent des filiations et se donnent du soutien mutuel. »

Ce développement n’est pas étranger à l’apparition du ZooFest, un autre type de festival d’humour consacré à la relève, qui existe depuis 2009 et dont la dernière édition
a offert plus de 125 spectacles. « Les gens se regroupent, ils font un show sur Star Wars, un autre à la manière ninja ou avec une thématique féministe ou environnementale. Au lieu de faire une enfilade de numéros indépendants, ils vont essayer de produire des numéros à plusieurs. Ils restent des solistes, mais ils collaborent et ça, c’est nouveau. »  

Révision : Elaine Doiron

Jean-Benoît Nadeau est chroniqueur au Devoir et reporter à L’actualité.

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