Peu après avoir obtenu sa maîtrise en administration des affaires de la Harvard Business School, Luc Sirois (B. Ing. 1992) s’est entretenu avec le fondateur d’une jeune entreprise de commerce électronique en plein recrutement.
« J’ai mangé des beignes avec Jeff Bezos, raconte Luc Sirois. Jeff essayait de me convaincre que son entreprise allait fonctionner. À l’époque, j’aurais été le huitième employé d’Amazon. »
Luc Sirois aurait été une belle prise, lui qui avait reçu la bourse George-F.-Baker à Harvard, honneur réservé à cinq pour cent des diplômés du programme de MBA.
Mais contrairement à la majorité de ses compatriotes, Luc Sirois voulait rentrer au Québec.
« Sur les 25 Canadiens qui entrent à la Harvard Business School chaque année, seulement deux ou trois reviennent au pays », fait observer Luc Sirois, directeur général du Conseil de l’innovation du Québec et innovateur en chef du Québec depuis 2020, durant une entrevue dans les bureaux du Conseil à Montréal.
Il est le premier à occuper cette fonction, et si son rôle consiste principalement à favoriser l’innovation au sein de l’économie québécoise, ses missions sont multiples.
L’IA en ligne de mire
Le gouvernement du Québec a également donné à Luc Sirois le mandat de le conseiller sur le développement de l’intelligence artificielle et son utilisation éthique et responsable.
Pour remplir cette mission, il travaille en collaboration avec Yoshua Bengio (B. Ing. 1986, M. Sc. 1988, Ph. D. 1991) fondateur et directeur scientifique de Mila – Institut québécois d’intelligence artificielle. Yoshua Bengio préconise la mise en place de « meilleurs garde-fous », qui assureraient une utilisation sécuritaire de l’IA et empêcheraient que le développement de cette technologie échappe au contrôle humain.
Luc Sirois et son équipe ont déjà rencontré 150 experts et expertes; ils tiendront compte de centaines d’autres points de vue avant de déposer leur rapport cet automne.
Il est trop tôt pour dire quelles en seront les conclusions, mais l’innovateur en chef a bien fait savoir qu’il partageait certaines des inquiétudes soulevées par Yoshua Bengio. « Il y a beaucoup d’avantages associés à l’intelligence artificielle, mais il faut mettre en place des mécanismes qui garantiront son utilisation responsable », soutient-il.
Une fascination pour les « boîtes noires »
Luc Sirois a un parcours d’études particulier, pour ne pas dire éclectique, mais il estime que ses différentes formations se sont succédé tout naturellement.
Originaire de Saint-Jean-sur-Richelieu, au sud de Montréal, il a d’abord choisi de faire un baccalauréat en génie électrique à l’Université McGill. Le rayonnement international de l’établissement est un aspect qui l’attirait, tout comme la possibilité « d’apprendre l’anglais et d’avoir accès à la communauté anglophone d’ici et d’ailleurs ».
Pourquoi le génie électrique?
« Ça me fascinait. Pour moi, ces “boîtes noires” qui faisaient plein de choses, c’était de la magie », explique Luc Sirois en parcourant du regard le laboratoire où l’entrevue a lieu et en désignant les ordinateurs, le matériel audiovisuel et les autres « boîtes noires » dont il se sert dans le cadre de son travail.
« Créer un objet capable de faire quelque chose, c’est comme avoir un pouvoir magique ».
À McGill, il a obtenu une bourse Greville-Smith, décernée aux étudiants et étudiantes dont l’avenir est prometteur et qui ont fait preuve de responsabilité citoyenne.
« C’était tout un honneur pour moi qui venait d’une petite ville et d’un milieu très modeste », confie-t-il. Il sentait qu’il devait prouver qu’on ne l’avait pas choisi par erreur. « Disons que j’ai tout fait pour être à la hauteur. »
Diplôme en poche, il a trouvé un emploi chez Bell, où il a grimpé rapidement les échelons : en 1993, il est devenu directeur du marketing et des nouveaux médias.
« En travaillant chez Bell, j’ai découvert les télécommunications, la création de nouveaux services, les nouveaux médias numériques », se rappelle-t-il. Il s’est alors rendu compte que le monde des communications était en profonde mutation et a décidé de s’inscrire à un programme en communications et en journalisme à l’Université de Montréal afin de mieux saisir la transformation en cours.
À l’Université de Montréal, il a réalisé un documentaire sur Martin Deschamps, vedette du rock québécois, qui lui a valu le prix Lizette-Gervais, l’une des plus grandes distinctions remises aux étudiants et étudiantes en journalisme et en communications au Québec.
Désireux de mieux comprendre comment les entreprises fonctionnent et pourquoi certaines sont plus efficaces que d’autres, il a ensuite mis le cap sur Harvard.
Son départ pour Harvard, il le doit en partie à l’ancien principal de l’Université McGill, David Johnston, qu’il a rencontré lors d’une réception organisée pour des boursiers et boursières de McGill. L’ancien principal avait alors parlé de ses années d’études à la célèbre école de commerce.
« Il y a des Canadiens à Harvard? », avait demandé Luc Sirois, très étonné. « Bien sûr », lui avait répondu David Johnston.
Sa maîtrise terminée, Luc Sirois a été embauché par le cabinet d’experts-conseils McKinsey & Company. Il voyait dans cet emploi l’occasion d’acquérir une expérience à l’échelle internationale et de revenir au pays. Il travaillera pour l’entreprise à New York, à Toronto, à Zurich, à Paris, à Londres et à Montréal.
À bas la conformité
Par la suite, il a occupé des postes dans des entreprises spécialisées en technologies de la santé et en technologies émergentes, notamment chez Resonant Medical Inc., dont il est le cofondateur, qui a mis au point du matériel et des logiciels de radiothérapie adaptative guidée par imagerie ultrasonore 3D.
Toutes ces expériences lui ont permis de mieux saisir ce qui favorise l’émergence de l’innovation dans le secteur de la santé, et ce qui l’entrave.
« Le milieu médical est très rigide et conformiste », observe Luc Sirois. Il a donc décidé de faire bouger les choses en cofondant Hacking Health, organisme de réseautage à but non lucratif dont il est toujours le président du conseil d’administration.
Hacking Health encourage la collaboration entre des experts du milieu de la santé et des innovateurs technologiques qui se pencheront sur des problèmes concrets. Le réseau compte aujourd’hui des sections partout au Canada et dans 21 autres pays.
« Nous avons réuni des experts en santé, des spécialistes des technologies, des ingénieurs, des concepteurs et des créateurs de jeunes pousses et, tout à coup, ces gens du milieu de la santé se sont rendu compte qu’il était possible de trouver des solutions à leurs besoins, que leur rêve pouvait devenir réalité. Nous avons eu bien du plaisir. »
Le groupe a tenu son grand lancement à la Maison Thompson de l’Université McGill. « L’événement a attiré des centaines de personnes investies dans la création de solutions de soins de santé partout au Canada. »
Cette initiative n’est pas passée inaperçue. Lorsque le gouvernement du Québec a créé Prompt, consortium qui vise à stimuler l’innovation en rapprochant les entreprises québécoises et le milieu de la recherche universitaire, Luc Sirois a été choisi pour diriger les troupes.
Son travail au sein de Prompt l’a amené à occuper son poste de direction actuel au Conseil de l’innovation.
Luc Sirois dit que le Québec a des atouts pour promouvoir l’innovation – des personnes de talent et beaucoup de capital de risque – mais que les ressources en recherche et développement nécessaires à la croissance économique connaissent un déclin inquiétant. Selon lui, il manque notamment de professionnels dans certains secteurs clés. « Nous n’avons pas assez de ces ingénieurs magiciens ».
Son équipe et lui ont élaboré la Stratégie québécoise de recherche et d’investissement en innovation pour orienter les efforts du gouvernement. Dans le cadre de cette stratégie, on a notamment créé un réseau de conseillers et de conseillères en innovation pour que, dans chaque ville et chaque région du Québec, les gens aient accès à des conseils, à du soutien et à de l’information sur les programmes à leur disposition.
L’innovateur en chef a de grandes ambitions pour le Québec. Dans une entrevue donnée à La Presse l’an dernier, il a dit qu’il espérait voir le nombre d’entreprises en démarrage doubler dans la province.
« Le Québec pourrait mettre au point la technologie verte que le monde entier s’arracherait ou encore révolutionner le monde des transports. »
Est-ce qu’il lui arrive de repenser à sa conversation avec Jeff Bezos et de s’imaginer ce qu’aurait été sa vie s’il avait dit oui?
Luc Sirois n’a aucun regret. Il sait qu’il est là où il doit être. « J’ai suffisamment d’argent pour bien vivre. » Comme innovateur en chef du Québec, il espère contribuer à bâtir une économie dans laquelle les prochaines générations pourront prospérer. « Ce sera mon héritage. »