Résumer les 63 ans d’une carrière de chercheur bien remplie n’est pas une mince affaire. D’autant qu’à 87 ans, le Dr Michel Chrétien (M.Sc. 1962) est toujours actif dans son laboratoire de l’Institut de recherche clinique de Montréal (IRCM) et qu’il pratique toujours la médecine.
« D’une manière ou d’une autre, tout ce que j’ai fait est lié aux prohormones. » Sa fameuse «théorie des prohormes», qu’il formule en 1967 alors qu’il termine un postdoctorat en chimie l’Université de Californie à Berkeley, a permis d’expliquer un grand mystère de l’époque: comment les hormones s’activent.
Cette découverte lui aura valu de figurer parmi les scientifiques les plus cités dans les années 1980. Dans la longue liste de ses lauriers, il faut compter le Prix du Québec Wilder-Penfield 2015, le Prix Armand-Frappier, l’Ordre du Canada, l’Ordre national du Québec, la Légion d’honneur, son adhésion à la Société royale de Londres – et son inscription au dictionnaire Larousse en 2018. « Pour faire une carrière en recherche, il faut de la chance et de la jarnigoine », résume-t-il sans fausse modestie avec sa truculence de Shawiniganais. « Mais le sentiment d’inquiétude est permanent parce qu’on ne sait jamais ce qui va arriver. »
Ayant terminé ses études de médecine en 1960, Michel Chrétien profite d’une occasion rare : il joint le laboratoire du Dr Jacques Genest (D.Sc. 1979) à l’Hôtel Dieu de Montréal et entreprend simultanément une maîtrise à l’Université McGill sous la direction conjointe du Dr Genest et du Professeur John Symonds Lyon Browne (B.A. 1925, M.D.C.M. 1929, B. Sc. 1929, Ph. D. 1932), directeur du département de médecine expérimentale, lequel avait ouvert son programme à des stagiaires de l’Université de Montréal. « JSL Browne était un pionnier dans le rapprochement des deux solitudes. »
Michel Chrétien tombe bien. Non seulement la réputation du Dr Browne en endocrinologie lui ouvre les portes de Harvard, mais Jacques Genest s’est illustré dans l’étude de l’hypertension, le sujet à la mode. « J’avais été un simple exécutant, mais à Boston, je n’avais l’air pas trop ignorant. »
Pour son postdoctorat, le jeune chercheur décide de ramer à contrecourant en intégrant le laboratoire de l’éminent biochimiste Choh Hao Li à Berkeley. « Personne au labo ne comprenait ce qu’un médecin venait faire là, mais j’avais l’intuition que l’étude de la chimie était essentielle pour un endocrinologue. »
Entré par la petite porte, Michel Chrétien sortira par la grande. Le patron lui confie la tâche de faire le séquençage d’une hormone simple. Un boulot routinier : il faut trois jours pour isoler un acide aminé et l’hormone en question en compte 90 ! Ce travail de moine lui ouvre les yeux sur un mécanisme inconnu. À l’époque, personne ne comprenait comment les hormones s’activent. Mais Michel Chrétien réalise qu’elles sont fabriquées à partir de protéines inactives et plus longues qui sont clivées par des couteaux moléculaires qu’il appelle « convertases ». La théorie des prohormones, qu’il publie en 1967, ouvre un nouveau chapitre de la neuroendocrinologie.
Pour le jeune chercheur de 30 ans, cette théorie se révèle un champ fécond. De nombreux chercheurs en tireront des extrapolations qui amèneront d’autres découvertes, notamment pour la compréhension et le traitement du diabète, de l’obésité et de l’hypercholestérolémie.
Michel Chrétien, lui, n’est pas en reste. Ayant créé le premier laboratoire de chimie des protéines au Québec à l’IRCM en 1967, il découvre en 1976 la bêta-endorphine humaine ce qui lui permet de démontrer que sa théorie est bien réelle : les convertases existent bel et bien. Mais il lui faudra encore 14 ans pour identifier les deux premières, en collaboration avec Nabil Seidah et Majambu Mbikay. Les convertases forment désormais une famille de neuf enzymes dont sept découvertes à l’IRCM.
À l’IRCM, ses contributions ne se limitent pas aux découvertes qu’il a réalisées dans son laboratoire. Il en a été le directeur scientifique de 1984 à 1994, et il est fier du fait que le nombre de femmes y occupant des postes de haut niveau se soit accru de manière considérable durant cette période. De nouvelles unités de recherche ont aussi été créées sous sa direction.
Actuellement, il s’intéresse à la mutation d’un gène chez quelques familles canadiennes-françaises qui abaisse le cholestérol et protège les individus mutants des maladies cardiovasculaires et du foie. « Le hasard a voulu qu’une personne du groupe soit la femme d’un de mes neveux. » C’est que chez les Chrétien, on a le sens de la famille.
Le frère de l’autre
Les historiens des sciences qui feront l’histoire des sciences au Canada au tournant du millénaire s’intéresseront certainement au rôle secret de Michel Chrétien.
C’est que Michel Chrétien est le cadet d’une famille de 19 enfants de Shawinigan, dont le 18e, Jean, allait devenir premier ministre du Canada de 1993 à 2003. « Je qualifierais mon influence sur mon frère de subtile. »
Avant même que Michel Chrétien soit nommé à la tête de l’IRCM en 1984 (un poste qu’il occupera 10 ans), Jean Chrétien enchaîne les ministères dans les gouvernements de Pierre Elliott Trudeau, dont plusieurs à saveur économique (Conseil du Trésor ; Industrie et Commerce ; Finances ; Énergie, Mines et Ressources). « Quand on se voyait, on discutait de nos affaires, mais je me suis surtout employé à lui démontrer l’utilité et la rentabilité de la recherche fondamentale. »
Michel Chrétien poussera d’ailleurs très loin cette recherche d’un argumentaire pour le financement de la recherche. Il demande même à un jeune économiste, Léon Courville, de faire une étude sur la rentabilité économique de la recherche fondamentale. L’économiste y mettra plusieurs années en décortiquant le Réseau de médecine génétique du Québec. « C’est un travail fondateur. Alors moi, j’ai fait lire l’étude à mon frère et j’assis Léon dans son bureau. »
Dans son livre Comment ça marche à Ottawa, Edward Goldenberg (B.A. 1969, M.A. 1971, B.C.L. 1974, LL.D. 2004), conseiller politique principal de longue date de Jean Chrétien, écrit de Michel Chrétien qu’il a exercé une influence importante pour nombre des initiatives en faveur de la recherche du gouvernement de son frère, comme la Fondation canadienne pour l’innovation et le programme de chaires de recherche du Canada. Le premier ministre se plaisait à dire de Michel qu’il était plus efficace que quiconque pour faire valoir la nécessité du soutien de la recherche par le gouvernement, souligne-t-il.
« J’ai la conviction intime que la science est nécessaire à toute société moderne et démocratique qui se respecte », Michel Chrétien dit, en servant néanmoins un avertissement. « Ça fonctionne à condition de respecter la liberté académique et administrative de la recherche. »
Un Québec scientifique bien en selle
Michel Chrétien se dit optimiste pour la recherche au Québec même si les laboratoires chinois et indiens se démarquent de plus en plus. « On reste compétitifs. Le Canada et le Québec ont conçu une politique conséquente dans laquelle ils investissent. »
À ses yeux, des scientifiques de la carrure d’Armand Frappier et de Jacques Genest ont été des précurseurs de la Révolution tranquille – dès 1948 pour le premier. « J’ai souvent consulté Frappier, qui était très sage. Il est un héros pour moi. »
À ses yeux, la création de l’IRCM aura été fondamentale. « On n’a pas les 1 500 chercheurs de Pasteur, mais comme eux, nous sommes indépendants du gouvernement et même des universités. On n’est sous la tutelle de personne. Il y a bien des fonctionnaires qui n’aiment pas ça, mais on fait notre affaire et ça, c’est important. »
À l’instar de l’IRCM, le Québec se distingue par une approche qui est la sienne, distincte de celle des Américains, des Britanniques et des Français. « On fait de la science à nous, à notre manière, et on obtient de très beaux résultats. »
Depuis le début des années 1960, les chercheurs québécois profitent du soutien du gouvernement du Québec, qui a été la première province à agir dans ce sens. Or, explique Michel Chrétien, l’action québécoise est conçue de manière équilibrée pour corriger les failles du système fédéral. « Au Canada, les scientifiques québécois sont les mieux subventionnés par tête de pipe. Si on fait le total de ce qui sort des universités McGill, de Montréal et Concordia, on bat Toronto en quantité et en qualité. Alors, oui, je suis optimiste pour l’avenir de la recherche ici. »