(Photo: EVOQ)

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La longue marche vers l’architecture identitaire

L’architecte primé Alain Fournier a réalisé des dizaines de structures et de bâtiments distinctifs pour des communautés autochtones du Nord, dont ils sont le reflet fidèle.

Article de Jean-Benoît Nadeau, B.A. 1992

février 2024

L’idée d’une aérogare jaune serin à Iqaluit paraît fort simple, mais elle aura été le premier jalon du parcours de l’architecte Alain Fournier (B. Sc. [Arch] 1974, B. Arch. 1975), lauréat du Prix du Québec Ernest-Cormier 2022 pour sa contribution à l’expression de l’identité des premiers peuples à travers l’architecture.

En 1983, l’architecte vient tout juste de lancer son propre cabinet lorsqu’il est appelé à collaborer à un projet d’aérogare à Iqaluit. Les Inuits ne sont même pas mentionnés dans l’appel d’offres, mais Alain Fournier, qui y avait travaillé pendant ses années d’études, connaît l’art inuit. Les architectes présentent donc à Transports Canada un projet plutôt osé en panneaux composites d’un jaune éclatant inspiré notamment de l’artiste Pudlo Pudlat.

Quarante ans plus tard, l’architecte juge se remémore l’accueil étonnamment sympathique des Inuits. « Les gens ne l’exprimaient pas en termes architecturaux ; ils disaient plutôt “J’aime le bâtiment pour sa couleur” », raconte l’architecte en tirant de sa serviette un livre pour enfants où l’aéroport est illustré.

« Ça m’a pris des années à sortir du carcan tipi-iglou pour développer autre chose qui exprime leur identité. »

Alain Fournier

Cette première incursion est à l’origine de la longue quête d’Alain Fournier pour un langage architectural exprimant la vision du monde de peuples issus du nomadisme et du semi-nomadisme et dont le patrimoine bâti se limite aux abris. Il en tirera une méthode de cocréation qui est l’essentiel de son travail et le cabinet Architecture EVOQ, qu’il a fondé et dont il est le président du conseil, s’y consacre en grande partie. « Ça m’a pris des années à sortir du carcan tipi-iglou pour développer autre chose qui exprime leur identité. »

Station canadienne de recherche dans l’Extrême Arctique
Station canadienne de recherche dans l’Extrême Arctique (Photo: EVOQ)

Le discours de la méthode

Quant à ses années d’études à McGill entre 1971 et 1975, Alan Fournier admet candidement avoir passé des heures difficiles au début. « J’avais une vision européenne de l’architecture “mère de tous les arts” qui mène aussi bien au bâti qu’au design industriel, au mobilier ou à la mode. Mais la faculté, elle, était très centrée sur l’immeuble et le bâtiment. Ça m’a pris deux ans pour passer par-dessus ça », raconte l’architecte, qui s’est conformé aux exigences sans jamais perdre de vue sa première idée.

Parmi les quelque 155 projets identitaires qu’il a réalisés chez les Inuits, les Cris, les Innus et les Micmacs – aérogares, écoles, garderie, théâtres, clinique, etc. –, certains représentent une étape importante dans son processus de compréhension. En 1989, la communauté crie d’Oujé-Bougoumou lui commande un immeuble emblématique qui inaugurera la construction du nouveau village. « On partait d’une page blanche. La communauté venait d’être créée et ils voulaient marquer leur territoire avec une affirmation identitaire. » Alain Fournier se fixe sur le profil du shaputuan, la tente traditionnelle. Situé au milieu d’un cercle concentrique, le pavillon Shaputuan est une structure ouverte, sans murs, qui peut servir aussi bien de patinoire que de lieu de cérémonie ou de concert. Cette silhouette sera reprise pour toute l’architecture publique du village.

En 2008, Alain Fournier réalise une autre grande avancée avec l’aérogare de Kuujjuaq. Il découvre alors qu’il est possible de sortir du bâti traditionnel pour s’inspirer des formes d’une technologie inuite millénaire, le qajaq (kayak). Le nouveau bâtiment est construit autour d’un hall central qui peut également servir d’espace communautaire.

Aérogare Quaqtaq
Aérogare Quaqtaq (Photo: EVOQ)

Le concept fait boule de neige : chaque communauté veut alors développer son langage architectural pour le programme des nouvelles aérogares du ministère des Transports du Québec. À Puvirnituq, le concept tourne autour du qamotik, le traineau traditionnel. Les Inuits de Tasiujaq, eux, optent pour un volatile abondant dans cette zone, le lagopède des rochers. À Quaqtaq, tout tourne autour du bélouga. Quant à Inukjuak, les habitants organisent l’espace autour du concept du rassemblement avec une salle d’attente circulaire au centre de l’édifice.

Si tout cela paraît une évidence, développer un langage architectural chez des cultures sans grande histoire architecturale ne l’était guère il y a une ou deux générations. Alain Fournier raconte avoir tâtonné longtemps. « On a commencé par des silhouettes, des matériaux, des détails d’assemblage, puis on a fouillé dans la culture matérielle : les objets, les outils, la faune, la flore, les légendes. »

L’architecte doit sortir de l’idée du projet « signature » visionnaire pour s’ouvrir à la vision des autres. « C’est Jean-Charles Piétacho [chef du Conseil des Innus d’Ekuanitshit] qui disait “Je veux quelque chose qui nous ressemble.” Il y a 20 ans, on ne nous aurait pas dit ça. Les premiers peuples eux-mêmes ne pensaient pas que c’était possible. Et nous avions le défi additionnel de devoir consulter des gens qui n’avaient pas l’habitude de l’être. »

Le cours d’Alain Fournier à l’Université de Montréal résume parfaitement sa méthode. Durant la session, les étudiants doivent développer un projet architectural pour une communauté autochtone ou inuit. Or, ce n’est qu’à la dernière étape que les étudiants sont appelés à développer leur concept préliminaire. Les trois étapes précédentes consistent, essentiellement, à étudier la culture, à consulter et à produire une œuvre impressionniste personnelle basée sur ce qu’ils ont retenu.

« Le but est de leur faire absorber les éléments identitaires pour les amener à faire autre chose que des tipis. On commence par écouter et on ne fait surtout pas de l’architecture : on veut la vision des gens, ce que tout cela signifie. C’est la leçon essentielle de ce que j’ai appris. »

La nouvelle Révolution tranquille

À 71 ans, Alain Fournier aimerait bien en avoir 40 ans de moins afin de vivre pleinement le moment extraordinaire que traversent les communautés autochtones et inuites. « Elles vivent leur Révolution tranquille. Ça se manifeste partout, dans les livres, les spectacles, les expositions, l’architecture. »

Cette effervescence se traduit en architecture par une forte implication des artistes dans les programmes d’intégration des arts, où les Inuits se démarquent notablement. « La coutume artistique dans le Sud [NDLR : Pour les Inuits, toutes les villes canadiennes sont “au Sud”] consiste à ménager une place à l’artiste qui fait son affaire dans sa bulle. Les artistes inuits ne sont pas comme ça. Ils sont très ouverts à participer à la maquette et faire éclater leur projet artistique, qu’on réalise sur l’ensemble de l’espace par divers moyens de manière collaborative. »

Alain Fournier y voit un moment architectural fort qui évoque le Moyen-Âge, une période où les aspects fonctionnels de l’architecture se fondaient dans l’esthétique. « L’artiste et l’architecte s’emmènent l’un et l’autre ailleurs. C’est très gratifiant. »

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