Fady Dagher, le directeur du SPVM, et la mairesse de la Ville de Montréal Valérie Plante (Photo : Dominick Gravel/La Presse)

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L’effet Dagher

Le nouveau directeur du SPVM, Fady Dagher, EMBA 2012, est connu pour ses idées novatrices sur le maintien de l’ordre. Sa façon de voir les services policiers a en partie pris forme à l’époque de ses études dans un programme conjoint de McGill et de HEC Montréal. (This story is also available in English.)

Article de Jean-Benoît Nadeau, B.A. 1992

octobre 2023

Rarement une cérémonie d’assermentation aura-t-elle suscité autant d’espoirs que celle qui a eu lieu au Marché Bonsecours le 19 janvier 2023. C’est que le tout nouveau directeur du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), Fady Dagher [EMBA, 2012], est un personnage tout à fait hors norme.

Le Libanais, qui a grandi en Côte d’Ivoire, parle six langues – français, anglais, arabe, italien, espagnol et dioula, principale langue de sa ville natale, Abidjan –, est le seul immigré qui dirige un service de police au Québec, et le plus gros par-dessus le marché. Chrétien maronite, il peut parler en connaissance de cause du profilage racial. Depuis les attentats du 11-septembre, il ne peut plus prendre l’avion sans subir de longs interrogatoires des douaniers comme tous les «Arabes»

Surtout, Fady Dagher revient au SPVM avec une auréole de réformateur. Pendant les six années qu’il a dirigé le Service de police de l’Agglomération de Longueuil (SPAL) entre 2017 et 2023, il a conduit tambour battant une véritable révolution. Le vieux concept de police communautaire, il l’a poussé plusieurs crans plus loin en créant une « police de concertation » capable de travailler en coopération avec les services sociaux. Une nécessité à une époque où 70 % des appels au 911 concernent des problèmes sociaux, des cas d’itinérance, de santé mentale ou de simples querelles, pour lesquels les policiers sont peu formés.

« Ce que je veux, c’est une police qui répond à des gens plutôt qu’à des appels, dit-il. Un appel, une voiture, un appel, une voiture, il faut en sortir. Nous devons être proactifs et préventifs plutôt que seulement réactifs. » À 55 ans, le nouveau directeur tient désormais tous les leviers pour agir sur un service de police surnommé le « cimetière des directeurs » – ses deux prédécesseurs n’ont pas terminé leur mandat.

De gros cartables remplis de notes fort utiles

Pour appuyer ses propos sur la vision qu’il tente de développer en entrevue, Fady Dagher se lève fréquemment pour saisir l’un des six gros cartables blancs qui occupent l’étagère près de la table de conférence. Ils contiennent les notes de tous ses cours de maîtrise en administration des affaires pour cadres (EMBA), un programme offert conjointement par l’Université McGill et HEC Montréal et qu’il a suivi entre 2010 et 2012. « J’y ai trouvé mon X intellectuel. Je n’ai jamais été autant stimulé. »

Quand il parle de son EMBA, le premier nom que Fady Dagher cite est celui d’Henry Mintzberg, professeur de stratégie et organisation à la Faculté de gestion Desautels de l’Université McGill. Parmi les nombreuses idées qu’il a retenues de son cours, il y a la nécessité d’aplatir la pyramide hiérarchique des organisations. « J’ai aplati à Longueuil et je vais le faire à Montréal. On doit retirer des niveaux de grades pour fluidifier la communication entre les services et les individus. »

Qu’il s’agisse de relations publiques, de négociations, de gestion en situation de crise ou d’innovation organisationnelle, le programme EMBA revient quotidiennement dans le travail du directeur. « J’ai tout aimé sauf la comptabilité et la statistique, qui me puent au nez. D’ailleurs, quand le comité de sélection [de la Ville de Montréal] m’a demandé comment je comptais couper dans le budget, j’ai tout de suite répondu que je leur coûterais probablement plus cher. S’ils m’ont embauché, c’est pour faire la police autrement, pas pour couper. »

Un changement soudain de cheminement de carrière

Même s’il exècre la comptabilité et la statistique, Fady Dagher a immigré au Canada à 17 ans en 1985 pour étudier la gestion et devenir comptable. Il s’agissait d’assurer la succession de son père dont l’entreprise, Dagher Cycle, vendait ses produits dans toute l’Afrique de l’Ouest. Mais en 1991 survient un événement inattendu qui change la vie de l’étudiant en gestion de l’UQAM. Alors gérant adjoint d’une lunetterie pour payer ses études, Fady Dagher engage une conversation avec un policier, qui lui parle du métier. C’est le coup de foudre professionnel. L’année suivante, il est président de sa promotion à l’École nationale de police et parade en tête des 200 nouveaux policiers.

Ses états de service au sein du SPVM, où il a travaillé de 1992 à 2017, impressionnent : patrouilleur, agent double dans les gangs mafieux, enquêteur (stupéfiants, moralité, lutte antigang), escouade antiémeute. Commandant d’un poste de quartier, il monte ensuite au quartier général, où il se hisse jusqu’au poste de directeur adjoint en 2013.

Fady Dagher a connu son épiphanie pour la police communautaire entre 2005 et 2010, alors qu’il dirigeait le poste du quartier Saint-Michel, un secteur agité marqué par une forte diversité ethnique, le chômage et les gangs. Il en fera même l’objet de son mémoire de maîtrise. Au quartier général, c’est lui qui pilotera l’équipe qui formule la première politique sur le profilage racial pour un corps policier municipal au Canada. Puis il créera les premières équipes de soutien aux urgences psychosociales (ESUP) et les premières patrouilles RIC (réponse en intervention de crise). En 2015, il figure sur la très courte liste pour succéder au directeur d’alors, Marc Parent. Le poste lui échappe, mais Longueuil fait appel à lui et lui assure les coudées franches pour mettre ses idées en application.

Fady Dagher ne souhaite pas reproduire à l’identique les méthodes et les programmes développés à Longueuil. « La police communautaire existe depuis 30 ans à Montréal et je veux construire sur ce qui fonctionne », explique le directeur en montrant les diagrammes du cours de feu Brenda Zimmerman, qui enseignait Complexité et Innovation au EMBA.

Les priorités du directeur de la police

Dès son assermentation, Fady Dagher annonce trois priorités : recrutement, proximité et lutte à la violence armée, dans cet ordre. « Le plus urgent, c’est le problème de recrutement », explique Fady Dagher. Le SPVM a des effectifs autorisés de 4 720 policiers, mais il en manque 700 sur le terrain. « On ne pourra pas travailler sur le reste si on est obligé de pratiquer le temps supplémentaire systématique, qui est inhumain. »

Or, les entrevues réalisées auprès des 46 démissionnaires de 2022 ont révélé que les deux premières causes de départ sont le salaire et le désir de se rapprocher de la maison. Moins d’un mois après son arrivée, Fady Dagher est donc allé à l’École nationale de police pour présenter ses premières mesures aux futurs policiers. La ville de Montréal leur offrira désormais la permanence dès le jour 1, ce qui se traduira par un salaire 52 000 dollars plutôt que 36 900 en probation. « Ils vont pouvoir se payer Montréal. »

Fady Dagher, qui a toujours vécu dans le quartier du Petit Liban de l’arrondissement Saint-Laurent, veut un corps policier plus montréalais et plus représentatif. Sur la question du genre, c’est bien parti. Juste après Longueuil, le SPVM est le deuxième corps de police le plus féminin au Canada (33 % des effectifs en 2020). Il reste du chemin à faire, mais Montréal est loin devant la moyenne canadienne de 22 % – 19 % pour Toronto.

Le portrait est moins reluisant quant aux minorités visibles, à hauteur de 8 % des effectifs – contre 15 % pour les fonctionnaires municipaux et 33 % pour la population. Premier problème : les immigrants résistent. Un grand nombre viennent de pays où la police a mauvaise réputation. Fady Dagher en sait quelque chose : il avait lui-même dissimulé à son père qu’il s’était enrôlé dans la police. Mais plusieurs biais de recrutement sont également en cause. Outre la difficulté de faire reconnaître les équivalences d’études étrangères, Fady Dagher a identifié, entre autres, les épreuves de natation de niveau quasi olympique.

« Ça me fait capoter, s’indigne-t-il. Je fais moi-même du triathlon et j’ai l’impression que je passerais juste. Le pire, c’est que nos procédures interdisent aux policiers de sauter dans l’eau sauf en dernier recours. Pourquoi des épreuves aussi poussées ? Et c’est discriminatoire pour les immigrants dont un bon nombre viennent de cultures où l’on se tient loin de l’eau. Je le sais, j’ai grandi à Abidjan. »

Fady Dagher veut également orienter le recrutement général vers davantage de profils atypiques (anthropologues, travailleurs sociaux, travailleur de rue, animateurs communautaires). Même pour celles et ceux qui arrivent du cégep, le SPVM les notera selon leurs aptitudes en relations interpersonnelles et en intelligence émotionnelle. « Actuellement, les programmes de technique policière des cégeps recrutent strictement sur dossier, sans entrevue. À quoi ça nous sert, 85 % en maths ? Et après, on est pris avec des policiers qui refusent de patrouiller la nuit ou qui décrochent. »

Afin de mener à bien tous les changements qu’il envisage, le nouveau directeur du SPVM devra convaincre plusieurs milieux différents – administrations gouvernementales, groupes communautaires, son propre service de police. Au cours des années à venir, il est probable qu’il rouvrira ses gros cartables blancs pour revoir les notes consignées lors de ses cours à McGill et à HEC.

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