À la veille d’un week-end férié de l’été, de nombreuses personnes en deuil se sont réunies dans une église du centre-ville de Montréal pour honorer la mémoire de leurs proches.
Ils ont prêté l’oreille aux témoignages touchants livrés par des étudiants et étudiantes en médecine de McGill à propos de leur premier patient – quelqu’un qu’ils ne pouvaient sauver de la mort et dont ils ignoraient le nom.
L’émouvante cérémonie bilingue rend hommage aux personnes qui font don de leur corps à la science à McGill en vue de former la prochaine génération de prestataires de soins de santé. À l’instar de générations antérieures, les promotions en médecine explorent les systèmes du corps humain – cardiovasculaire et respiratoire, digestif et musculosquelettique – en disséquant des cadavres.
Huit membres du corps étudiant se sont exprimés lors de la cérémonie pour faire part de leur sentiment d’appréhension lors du premier laboratoire d’anatomie, de leur désir de faire honneur au donneur ou de leur questionnement sur la vie menée par cette personne. Ils ont surtout adressé leur gratitude aux donneurs et à leurs proches pour ce geste altruiste.
Samuel Bonne, étudiant en première année de médecine, a lu un court poème de son cru au sujet du donneur anonyme assigné à son groupe. Ses pairs et lui ont tenu une minute de silence avant leur premier laboratoire d’anatomie. Le dernier jour de l’année universitaire, ils ont reçu une lettre de la famille du donneur, qui relatait certains détails de sa vie.
« Je me sentais en relation avec le corps. Une relation qui s’est échelonnée sur un an, à raison de trois ou quatre fois par semaine [au laboratoire]. Il faisait partie d’une équipe – c’est probablement le meilleur professeur que j’aurai jamais eu », a confié Bonne après le service.
McGill reçoit de 80 à 100 corps par an. Ils sont surtout destinés aux programmes de médecine et de médecine dentaire, à des spécialistes qui pratiquent ou étudient des techniques chirurgicales, et à des chercheurs. De plus, un cours de dissection des membres inférieurs est offert aux programmes de physiothérapie, d’ergothérapie et de kinésiologie, tandis que des laboratoires d’anatomie sont prévus pour les étudiants et étudiantes en soins infirmiers.
« Nous rappelons constamment que les corps à l’étude parcouraient il y a peu les rues et vivaient leur vie », souligne Joseph Dubé, qui administre le Programme de don de corps.
Gabriel Venne, professeur adjoint et directeur de la Division des sciences anatomiques, enseigne l’anatomie humaine du programme d’anatomie et de biologie cellulaire au premier cycle. Selon lui, McGill a la chance d’encore avoir un Programme de don de corps ainsi que des laboratoires de dissection pour les professionnels de la santé (ce n’est pas le cas de toutes les écoles de médecine). Il estime que la dissection est le meilleur moyen d’apprendre l’anatomie, car la technologie ne permet pas de saisir les variations individuelles du corps humain.
« Mais ce qui me semble le plus important… c’est que cette expérience nous permet de favoriser le développement de valeurs humanistes, à savoir l’empathie, l’altruisme, le travail d’équipe et une plus grande sensibilité à l’humanité. Cela dépasse l’apprentissage de l’anatomie. Voilà pourquoi notre travail est un privilège et une source de satisfaction », ajoute Venne.
De petites équipes se voient assigner un cadavre duquel apprendre tout au long de l’année universitaire. Elles connaissent la cause du décès du donneur identifié seulement par un numéro.
« Au cours de l’exploration d’un système, s’il existe une pathologie ou un problème lié à la cause du décès ou si nous observons quelque chose, nous nous engageons rapidement dans un raisonnement clinique, en essayant de faire en sorte que les étudiants et étudiantes comprennent vraiment ce qui se passe », dit Venne. « Nous essayons de faire le lien entre l’exploration – l’apprentissage de l’anatomie – et ce que nous voyons, et de contextualiser ce que cette personne présentait probablement comme symptômes ou problèmes. »
Le premier laboratoire d’anatomie, une expérience éprouvante pour tous et toutes
Venne et Dubé invitent les étudiants et étudiantes à visiter le laboratoire avant leur première séance afin de se familiariser avec l’environnement qui, selon Dubé, peut paraître plutôt intense avec ses 54 tables en acier inoxydable disposées en rangées, ses hauts plafonds et son odeur de formaldéhyde.
Le premier laboratoire d’anatomie suscite toujours de l’appréhension. C’est bien, d’après Venne, car cela signifie que les étudiants et étudiantes veulent réussir dans leur apprentissage et faire honneur au don.
Le personnel veille à ce que chacun et chacune se sente en sécurité et à l’aise d’exprimer toute réaction émotionnelle éprouvée, souligne Venne, à propos de qui les étudiants et étudiantes sont élogieux. Cette année, il a reçu le Prix d’excellence en enseignement Osler du campus de Montréal de la Faculté de médecine et de sciences de la santé. (La Faculté dispose d’un campus satellite à Gatineau.) « Nous les guidons dans cette exploration de l’empathie et du détachement afin de veiller à ce qu’ils apprennent à quel moment il faut faire preuve d’empathie envers les donneurs, mais aussi à quel moment il faut se protéger », dit Venne. On invite les étudiants et étudiantes à prendre des notes sur leur expérience après chaque séance au laboratoire d’anatomie pour les aider à explorer leurs émotions.
Le don d’un corps doit se conformer à certains critères. Le programme n’accepte pas de corps atteints d’une maladie contagieuse telle que l’hépatite, le VIH/SIDA, le C. difficile – ou le corps de quelqu’un déclaré positif à la COVID dans le mois précédant son décès. Bien que le formaldéhyde utilisé dans le processus d’embaumement neutralise les virus, Dubé précise que leur préoccupation en matière de sécurité concerne les personnes impliquées dans la manipulation des corps avant que cela ne se produise.
Les francophones constituent le plus grand contingent de donneurs de corps, tandis que les anglophones dépassent leur poids démographique, avec jusqu’à un tiers des dons. L’an dernier, le programme a reçu des donneurs d’aussi loin que les régions de la Gaspésie et de l’Abitibi. « Cela montre vraiment que le programme de don de corps est bien établi et que ces personnes voulaient contribuer à la formation médicale à McGill. Cela fait vraiment plaisir », dit Venne.
Comme l’a fait remarquer Bonne, un corps donné étant généralement transporté le jour du décès d’une personne, les membres de sa famille n’ont pas vraiment l’occasion de faire le deuil de leur perte. « C’est une chose dont nous sommes conscients et pour laquelle j’admire vraiment les familles ».
Au terme de l’étude d’un corps donné, McGill propose un service de crémation générale, les cendres étant enterrées au cimetière Mont-Royal, bien qu’une famille puisse disposer de la dépouille si elle le souhaite.
Un moment d’apaisement
Dubé estime que le service commémoratif annuel a un pouvoir éclairant pour les familles.
« Nombre de familles confient leur donneur en ayant une vague idée de sa finalité éducative. Mais elles ne connaissent pas vraiment la portée totale du don ni sa valeur inestimable pour le petit groupe d’étudiants et d’étudiantes qui se pencheraient sur la personne défunte pendant toute une année universitaire, à l’aube de leur carrière professionnelle dans le domaine de la santé », dit-il.
« Le fait d’entendre le nom de l’être cher lu à haute voix devant une assemblée de personnes qui comprennent sa contribution est, à mon avis, très fort », ajoute Dubé, qui en parle comme d’un « moment d’apaisement » pour les familles.
Michael, le défunt mari de Margaret Nicolai – père et grand-père doté d’un grand sens de l’humour qui a été un grand sportif dans sa jeunesse – a été l’un des donneurs de corps dont on s’est souvenu à la cérémonie. Elle y a assisté avec ses filles Vanessa et Jean.
« J’ai dit à Jean que j’avais enfin l’impression d’avoir assisté à des funérailles », a confié Margaret Nicolai, qui a trouvé le service très bien fait et a aimé entendre les étudiants et étudiantes livrer leurs réflexions au sujet de la vie des donneurs.
Pour Vanessa Nicolai, « les lectures des étudiants et étudiantes ont été très émouvantes. Cela donne de l’optimisme et de l’espoir dans un contexte très, très triste sur le plan personnel. Mais on a vraiment l’impression que c’est un don qui ne cesse de se multiplier. »
« J’ai aimé leur franchise à l’égard de leur appréhension », a ajouté sa sœur Jean.
« Juste de penser à eux lors de leur premier jour de laboratoire et à toutes leurs émotions, puis aux donneurs en train de les aider en quelque sorte, procurant un sentiment de paix à ce moment-là, je me suis dit que papa était parfait pour ça. C’était vraiment bien. »